Jef Geys
En 1968-1969, Jef Geys crée sa première grande œuvre dans laquelle la photographie joue dès le départ un rôle de premier plan. L’œuvre se compose d’une série de documents encadrés (lettres dactylographiées, coupures et carnet d’adresses) et de photographies en noir et blanc collées sur de l’aggloméré ou du carton. Sujet : La vie de Roger, un jeune coureur cycliste alors âgé de 15 ans, fils de War Jonckers, barman au « Bar 900 » et ami de l’artiste. À l’époque, Eddy Merckx était une étoile montante et un modèle pour de nombreux jeunes Belges. Geys est devenu le protecteur et l’entraîneur de Roger qui participait à des critériums cyclistes. En échange, Geys attendait du jeune sportif qu’il lui raconte ses expériences afin de pouvoir les coucher sur le papier. Ensuite, Geys a envoyé ces récits à des connaissances du milieu de l’art dont il avait noté les adresses dans le carnet qui fait partie de l’œuvre. En été, Geys voyageait dans le sud de la France pour y suivre Merckx durant le Tour de France. Il envoyait alors des lettres et des photographies à Roger pour lui donner une idée de la technique cycliste et du style de vie de Merckx pendant une grande course. Ce qui frappe est que Geys commence ses lettres adressées à Roger par « Beste Jef » (Cher Jef), comme s’il s’agissait de lettres que Roger lui écrit. Petit à petit, leurs deux identités ont fini par se confondre. D’après ses dires, Geys tentait avec ce projet « d’approcher ce phénomène au plus près, d’en consigner la réalité de la manière la plus précise et la plus complète possible. » C’est pour cela qu’il a noté méticuleusement ce qu’il ressentait lui-même et ce que ressentait le jeune homme : « Ce qui m’intéressait n’était pas la toile de fond, les causes profondes, la corruption dans le cyclisme ; ma curiosité se portait sur ce qui se passait avec ce petit, où tout cela commence-t-il, quand et comment en arrive-t-on à se doper, car à un certain moment on se dope tous pour ainsi dire. »
Dans une interview accordée à Flor Bex en 1971, Geys explique : « J’ai voulu comprendre tout ce qui se passait dans la tête de ce garçon, que signifiaient les influences de son cercle familial, etc. Je l’ai donc suivi jour après jour. Tous les dimanches, nous allions ensemble à une course. À un certain nombre d’adresses choisies au hasard, j’envoyais régulièrement des nouvelles de ce jeune homme. Tout cela à nouveau pour entièrement me plonger dans cet univers, parvenir à le comprendre et ensuite pouvoir affirmer : voilà quel était tout l’enjeu. »
Liesbeth Decan, Conceptual, Surrealist, Pictorial: Photo-based Art in Belgium (1960s – early 1990s), Leuven University Press, 2016, pp. 69 – 70